Le sanctuaire d’Itsukushima était un lieu de culte et de recueillement. Isolé de la terre ferme par un bras de mer qui ne s’ouvrait qu’à marée basse, la nature en contrôlait l’accès ; une leçon que tout Parle-Esprit devait impérativement avoir apprise. La nature était toujours maîtresse, les hommes devaient savoir se montrer patients et se plier à sa volonté.

Ce jour-là, elle allait encore se montrer impitoyable, les nuages ne présageant rien de bon. Des conditions météorologiques qui n’empêchaient pas les moines shintoïstes du sanctuaire de pratiquer leurs traditionnelles danses matinales ou post-méridiennes, qu’il pleuve ou qu’il vente, comme c’était le cas cette fois-là. Le soleil était pourtant au rendez-vous quelques minutes auparavant, mais il venait de s’évincer pour laisser place aux nuages.

C’était comme si les moines avaient fait la danse de la pluie. Peut-être était-ce vraiment le cas ? Qui savait à quoi servaient concrètement ces réunions de moines dansants entre deux méditations. La vénération des kami et l’harmonie avec la nature en étaient les raisons officielles. Parmi ces moines du monde des humains mortels se trouvait un shinigami ; les Parle-Esprits n’étaient pas forcés de prendre part à tous les rituels des humains mais y étaient autorisés.

Shinka appréciait ces moments de symbiose. Même s’il restait invisible aux yeux des moines, il savait qu’ils pouvaient sentir sa présence, ceux-ci étant sensibles et attentifs à toute chose, dans leur monde ou les autres. De plus, ces danses aux aspects chamaniques étaient un bon entraînement, il pourrait ainsi mieux les reproduire lors de ses représentations de kabuki. Ils avaient de la sorte réussi à invoquer la tempête, et avec elle la marée qui les séparerait temporairement des terres.

Mais, alors que la danse prenait fin en même temps que les premières vibrations de tonnerre, le passeur d’âme aperçut une silhouette s’approcher du torii. Il s’agissait d’un homme, qui, à en juger par l’absence de réaction des moines, était l’un des siens. Il semblait avoir été pris au piège par la tempête sur le chemin. Alors que Shinka le regardait au loin depuis le ponton juste en face du torii, il pensa assister aux derniers instants de cette âme. C’était le cours naturel des choses.

Cependant, cette âme semblait dotée d’une résilience capable de changer le cours naturel des choses. L’eau le submergeait jusqu’à la taille, mais il ne semblait pas avoir abandonné pour autant. Ainsi, contre vents et marées, il avait bientôt franchi le torii, et Shinka lui tendait la main pour l’accueillir. Rescapé, miraculé, il avait échappé de justesse à la noyade, un effort physique considérable dont tout shinigami n’était pas capable. Shinka était à la fois impressionné, troublé et réjoui ; mais il dû retenir son sourire d’avoir échappé à la vue d’une scène tragique.


Son accueil générique ne montrait toutefois rien de son étonnement, il avait su cacher ses émotions sur son visage. Ici, il n’avait pas le luxe d’en ressentir ou d’en exprimer.

Il réfléchit un moment, se demandant à qui il pourrait faire allusion. Un mangeur de ramen ? Non, il devait faire erreur, il n’y en avait aucun dans ce temple. Aucun… à sa connaissance. Lui-même ne mangeait pas, n’ayant pas été habitué par une vie antérieure dans laquelle c’était un besoin vital.


Peut-être était-ce simplement un surnom que son ami ne cautionnait pas, on ne venait pas au sanctuaire par hasard. Sauf parfois, c’était d’ailleurs la raison pour laquelle il veillait souvent sur le ponton lorsque des voyageurs égarés se faisaient surprendre par la marée comme celui-ci. À la différence près que le blond n’était pas un voyageur égaré ; il faisait partie des Premiers-Nés.


Il le remerciait, mais son action lui paraissait naturelle. La nature altruiste des Parle-Esprits.


Il remarquait que le garçon le regardait avec insistance. Celui-ci porta sa main sur lui, un geste un peu trop intime étant donné leur relation cordiale mais il ne lui en tiendra pas rigueur — c’était peut-être une marque d’affection. Il avait ouï-dire que les shinigami de l’Ichibantai étaient de sauvages barbares sans cervelles, mais il n’en laissait rien transparaître ; il ne se permettrait pas de juger quiconque en ce lieu sacré. Réciproquement, il inspecta l’état du miraculé : il n’avait pas l’air blessé mais ses vêtements étaient trempés, il devait avoir froid. En parallèle, la tempête faisait rage, le vent levait les vagues.


Il n’attendit pas de réponse et se retourna pour traverser les longs couloirs extérieurs couverts du temple, faiblement éclairé par la lumière des lanternes, mais sporadiquement illuminé par l’éblouissement du tonnerre. Lorsqu’il arriva enfin devant la porte rouge vermillon de la partie intérieure du temple qui renferme notamment un autel, il l’ouvrit mais s’arrêta. Il se retourna, comme pour se mettre en travers du chemin de son suiveur, puis l’attendit.


Demanda-t-il à son invité. Il n’était pas question qu’il souille le tatami de ce lieu vénéré avec ses vêtements trempés et boueux. Le Parle-Esprits partit donc récupérer une tenue traditionnelle de prêtre ainsi que des geta dans un placard puis revint à la porte, il offrit les vêtements soigneusement pliés aux mains de Roku. Puis, il lui expliqua avant de lui tourner le dos.


Le laissant faire son affaire dehors comme si c’était normal, Shinka s’avança à jusqu’au centre de la pièce pour y faire chauffer une théière contenant de l’eau et du thé.