Résonnance du shamisen et d’un shakuhachi

Je ne comprenais plus rien à ce qu’il se passait. Un instant, j’étais dans le Monde Intérieur de Mukuge et celui d’après, je me sentais aspiré vers l’arrière. Je me souvenais avoir essayé d’attirer l’attention d’un squelette avec l’aide de quelqu’un d’autre. Nous lui parlions, criions, gueulions tout ce qui nous passait par la tête. Il ne devait surtout pas s’approcher de la jeune Parle-Esprit. Cependant, je n’eus pas le temps de voir si nous avions réussi que je sentis une force me tirer vers l’arrière. Est-ce que nous avions réussi, et la menace avait été écartée ? Ou bien Mukuge n’était plus, et j’étais expulsé de force ? Je n’avais aucun moyen de le vérifier… Tout ce que je savais, c’est que j’étais en train de quitter son esprit. Je ne tentai pas de résister.

Ma vision se brouilla alors jusqu’à ce que je ne voie plus rien autour de moi. Cela ne dura que quelques instants, mais ce fut suffisant pour me déstabiliser. J’avais l’impression de perdre l’équilibre, mais également de tomber dans le vide sans jamais atteindre le fond. Un peu comme les rêves étranges que l’on fait parfois avant de s’endormir pour se réveiller en sursaut. Sauf que je ne me réveillais. C’était comme un songe sans fin. Puis, petit à petit, de couleurs apparurent. Ma vision était encore floue, mais je pouvais voir l’écran noir laisser place à de la couleur. L’uni à des motifs. L’infini au défini. Je dû clignai des yeux plusieurs fois avant de bien voir où j’étais.

Une mer. Un rocher. Un phare. Je cru d’abord que j’étais toujours prisonnier du Monde Intérieur de Mukuge, mais en y regardant mieux, je ne vis personne à l’horizon. Et puis, le phare n’était pas le même, pas plus que le rocher. La mer y ressemblait, après tout de l’eau c’est de l’eau, mais elle ne dégageait pas la même énergie. Il n’y avait qu’une conclusion possible : j’étais de retour dans mon corps. Mon premier réflexe fut d’essayer de sortir de mon Monde Intérieur, mais c’était impossible. Mon corps refusait de bouger, comme s’il était toujours gelé. J’essayai alors de me concentrer pour voir ce qu’il se passait à l’extérieur mais encore une fois, c’était impossible. J’étais piégé.

Je ne comprenais pas comment c’était possible. Est-ce que c’était dû au Squelette et à la Grotte ? Certainement. Sauf que je ne savais pas grand-chose, donc cela ne servirait à rien. Il valait mieux que je me concentre sur ce que j’avais à ma disposition. Je regardai alors autour de moi, et fus choqué par ce que je vis. Mon Monde Intérieur était sans-dessus-dessous. Littéralement. De l’eau salée s’écoulait vers le ciel tandis que grandes cascades s’étaient formées au milieu de la mer. Le phare également ne tenait plus droit et s’était écroulé. Il ne restait que le rez-de-chaussée. Quant à la formation rocheuse qui servait de base au bâtiment, il était maintenant parcouru de grandes fissures qui menaient au plus profond de la terre. Bref, mon Monde Intérieur n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été, et j’y était coincé sans savoir quoi faire…

L'affrontement a été dur. Si dur que les corps sans conscience de Goro et Shinka ainsi que le corps sans vie de Yuki et bien évidemment mon corps vidé de toute énergie ont tous quatre dû être rapatriés dans l'une des grandes villes de la province d'Hiroshima. C'est du moins ce que l'on m'a raconté à mon réveil, après près d'une journée d'un sommeil comateux dont j'avais bien besoin pour me remettre de tout ce que nous venions de vivre.

Mon sort est cependant le moins à plaindre. Je n'ai eu besoin que d'un simple repos pour être de nouveau sur pieds. Je ne peux vraiment pas en dire de même pour tous ceux avec qui je me trouvais dans la grotte. Contrôlé par les Voix qui l'assaillait et abattu par les nôtres, Yuki a perdu la vie. Dans le même temps, des événements que je n'aurais pas pu imaginer se déroulaient au sein même de mon monde intérieur. Leurs conséquences ont plongé Shinka et Goro dans un étrange état comateux auquel les soigneurs qui sont venus nous prêter main forte n'ont pas réussi à mettre fin.


La voix de mon âme-sœur résonne dans mon esprit. Je ne me suis vraiment pas encore habituée à sa présence, et encore moins à l'entendre ainsi commenter ce qu'elle observe au travers de mes yeux. Ça ne fait après tout que quelques heures que je me suis réveillée et que j'ai compris qu'elle resterait là aussi longtemps que j'aurai son instrument en ma possession.

Instrument qu'elle me conseille d'ailleurs de jouer pour rejoindre le monde intérieur de Goro. Je me souviens vaguement qu'elle m'avait expliqué qu'il s'agissait là de son utilité, avant que je ne m'effondre au milieu de la grotte et que je perde connaissance. Pourquoi pas après tout, ça pourrait fonctionner. Ça vaut au moins le coup d'essayer !

Je me place donc en tailleurs au pied du lit sur lequel repose l'homme à la chevelure de jais et, fermant les yeux pour me concentrer sur mon monde intérieur, me met à laisser mes mains glisser sur l'instrument. Bien rapidement, je sens que Shina prend en partie le contrôle de mon corps pour guider mes doigts sur les trois cordes de l'instrument.

Après quelques instants, mes yeux s'ouvrent à nouveau. Devant moi ne se dresse plus le monde réel, mais mon monde intérieur, avec son phare et sa mer paisible comme jamais. La porte de l'édifice n'est d'ailleurs plus barricadée comme elle l'était la dernière fois. Je ne suis pas sûre de la raison, mais la jeune femme qui a élu domicile sur ce petit îlot me la désigne après m'avoir saluée d'un sourire.

Ensemble, nous nous dirigeons alors vers la porte du phare, qui s'ouvre d'elle-même devant moi. En la traversant, au lieu de nous retrouver à l'intérieur de la bâtisse, nous sommes toutes deux à nouveau à l'extérieur. Le phare se trouve dans notre dos et la mer en face de nous, comme si notre présence avait été refusée à l'intérieur.

Il me faut en réalité plusieurs instants pour réaliser que, s'il s'agit bien d'une mer quasi-identique, la plage sur laquelle je me tiens n'est pas la même. Le phare derrière moi non plus. Celui-ci est d'ailleurs en ruine et l'îlot sur lequel nous nous trouvons est dans un état tout aussi piteux. L'incompréhension me frappe tandis que je me tourne vers Shina pour l'interroger.


Ce n'est cependant pas elle qui me répond. Un peu plus loin, j'aperçois la chevelure noire de l'homme que j'essaie d'aider. Il n'a pas l'air d'aller mal et son âme n'a pas l'air endommagée, voilà qui est déjà fort rassurant. Si ce n'est pas lui qui va mal, est-ce parce que son monde intérieur est ainsi sens dessus-dessous qu'il ne parvient pas à se réveiller malgré nos efforts ?

M'interroger ne fera pas davantage avancer les choses. Il me faut agir et lui proposer mon aide du mieux que je peux. Bondissant par delà l'une des fissures qui craquèle la plage du Namimakura, je m'approche de lui en compagnie de la femme qui nous a précédemment bien malgré elle causé tant de tort.

Résonnance du shamisen et d’un shakuhachi

Le désespoir commençait à me gagner petit à petit. Je ne savais comment j’allais m’en sortir, ni même si j’allais m’en sortir. Mon Monde Intérieur était mal en point, et son état semblait empirer avec le temps. Quant à moi, même si je me sentais bien, j’étais complètement coincé ici. Je n’arrivais pas à reprendre le contrôle de mon corps, comme si j’étais mon propre prisonnier. Pour ne rien arranger, j’étais seul. Il n’y avait pas la moindre trace de Kan no Enman, l’esprit de mon Zanpakuto. D’habitude, elle venait rapidement à ma rencontre, surtout quand elle sentait que je n’étais pas dans mon état normal. Mais là rien, pas le moindre signe de la sirène.

Cependant, alors que je sentais que j’étais sur le point d’abandonner, j’entendis une voix dans mon dos. Une voix humaine. C’était Mukuge ! Une lueur d’espoir se ralluma immédiatement dans mon esprit, tout n’était peut-être pas perdu après tout. À nous deux, nous pourrions peut-être trouver un moyen de regagner nos corps. Je me retournai donc vers elle.



Je ne l’avais vue que quelques instants, mais cela me suffisait pour la reconnaitre. C’était elle qui avait été pourchassée à travers le Monde Intérieur de l’Araiguma. C’était à cause d’elle que cette dernière avait été en danger. Toutefois, elle ne présentait aucun signe d’agressivité, et ne semblait pas être contre nous. Au contraire, elle se tenait tranquillement derrière ma collègue et je ne voulais pas la juger trop vite. Je reportai mon regard sur la blonde.



Je faisais de mon mieux pour rester calme, mais c’était plus difficile que jamais. Vu la situation dans laquelle je me trouvais, je n’étais pas sûr de pouvoir m’en sortir. Du moins facilement… L’aide de Mukuge était la bienvenue, même celle de son accompagnatrice si c’était son but, mais mon instinct me disait que je serais certainement le plus grand responsable de ma réussite, ou de mon échec. Nous étions dans mon Monde Intérieur, et j’étais donc celui qui avait le dernier mot sur ce qui s’y passait. Consciemment ou non. Il y avait certainement un verrou spirituel qui empêchait mon subconscient de rejoindre mon corps. J’espérais juste qu’il ne serait pas trop dur à briser, car je n’avais jamais entendu parler d’un pouvoir qui permettrait de réaliser un tel exploit. Et il y avait peu de chance que la Parle-Esprit possède quelque chose de ce genre.

Bien que l'esprit du brun a l'air fort mal en point, lui a fort heureusement l'air de ne pas avoir de blessures ou de séquelles qui le mette dans un mauvais état. Voilà qui me rassure déjà beaucoup. Je m'en serais énormément voulue s'il avait dû endurer encore davantage de souffrances par ma faute.

Mais constater son état risque fort de ne pas être suffisant pour le faire aller mieux et le ramener dans le monde réel. Je ne suis cependant pas vraiment sûre de ce que je dois faire ensuite pour l'aider. Alors qu'il semble reconnaître la femme qui m'accompagne, je tourne un peu la tête pour échanger un regard avec elle.


J'esquisse un sourire en direction de Goro tout en parlant, avec l'espoir de réussir à l'apaiser afin qu'il parvienne à remettre de l'ordre dans son monde intérieur. Derrière moi, Shina reste en retrait, spectatrice de notre échange. Sans doute ne sait-elle pas plus que moi ce que nous pourrions faire pour aider Goro à aller mieux. Je continue néanmoins mon petit récapitulatif des évènements récents, pour qu'il soit en pleine possessions des informations qui le concernent.


Je jette un regard curieux et circulaire autour de moi tout en parlant. Son monde intérieur ressemble étrangement au mien, c'est fort amusant. Je me demande si nos zanpakutō partagent également le moindre point commun et s'il ne s'agit finalement que d'une heureuse et amusante coïncidence. Nous aurons tout le temps de voir cela plus tard, je suppose.


Lui offrir notre aide est après tout la moindre des choses : c'est un peu à cause de Shina et moi si Goro se retrouve dans cet état. À nous trois, nul doute que nous finirons bien par remettre ce phare suffisamment en état pour qu'il brille à nouveau et que Goro puisse retrouver possession de son propre corps !

Immobile. Il se tient là, droit comme un piquet, imperméable à mon appel. Désormais, le Parle-Esprit ne me répond plus, comme si ma voix le traversait sans trouver de résistance, encore moins d'oreille attentive. Il ne répond donc évidemment pas à ma question, que je répète néanmoins pour être certaine qu'il m'ait entendue ; en vain. Alors que je commençais à me demander si sa conscience était toujours présente, le voilà qui me répond enfin, comme si de rien n'était. Comme si ce blanc de plusieurs secondes n'avait même pas existé pour lui.


Un euphémisme à n'en point douter. Tout autour de nous, dans le Monde Intérieur du brun, c'est le chaos qui règne en maître. Son esprit autrefois si similaire au mien, avec son île et son phare - drôle de coïncidence d'ailleurs - ne ressemble aujourd'hui qu'à une ruine, un champ de bataille sans relâche piétiné par le passage des troupes victorieuses. Tout ce qui nous entoure s'est fissuré, s'est écroulé, plus rien n'est stable : j'aime même parfois l'impression de ressentir quelques secondes, comme si c'était tout le subconscient du joueur de flûte qui sursautait.


Goro, qui possède le pouvoir surprenant et fort utile de pouvoir calmer quiconque entend le son de sa flûte, est en effet bien placé pour comprendre la suite de mon plan : nos instruments respectifs, aux propriétés combinées, devraient être capables de soigner l'esprit du brun, du moins en partie. Ainsi, même si une partie du travail restera à faire, nous auront aujourd'hui accompli le plus gros, et Goro pourra dès lors reprendre une vie à peu près normale, après un repos bien mérité.


Je ne suis, pour être honnête, pas vraiment sûr de ce que j'avance là. La résonnance de nos instruments respectifs peut-elle réellement suffire à réparer les nombreux dommage subits par l'esprit du Parle-Esprits ? Rien n'est moins sûr et, pourtant, l'idée vaut à mes yeux la peine d'être essayée. Les premières notes commencent alors à résonner sur cet îlot perdu au milieu de l'océan des tumultueuses pensées de Goro. Rapidement, le sifflement du shakuhachi et le pincement des cordes du shamisen se font écho l'un à l'autre pour créer une maladie qui apaiserait à n'en point douter n'importe quelle âme, même la plus tourmentée.

À cet instant, alors que nos yeux se closent naturellement pendant que nous jouons, le Monde Intérieur du Namimakura semble se modifier sous nos pieds. Lentement, les bords des crevasses se rapprochent, et les ruines du phare semble se redresser par elles-mêmes. Les vagues qui s'écrasaient sur le rivage avec véhémence se calment désormais tandis que le ciel s'éclaircit au dessus de nos têtes. L'opération nous prend plusieurs minutes, la tâche est longue est minutieuse, mais lorsque nous cessons de jouer, la situation est bien meilleure. Je décris un mouvement circulaire de la tête pour observer ce monde restructuré qui nous entoure.


Je lui adresse alors un sourire franc et bienveillant, tandis que ma silhouette s'efface petit à petit de l'esprit de Goro tandis que je regagne mon corps. Le Monde Intérieur du Parle-Esprits n'est pas encore parfait : il reste quelques fissures dans le sol, certaines pierres qui constituent le phare sont manquantes, et quelques nuages menaçant persiste dans son ciel. Cependant, la tâche est désormais bien plus abordable et le brun devrait désormais être capable de s'en occuper de lui-même, à son rythme. De retour dans le monde réel, je confirme aux soignants de la dixième division que tout devrait désormais aller pour le mieux, et que que son état pourrait s'améliorer sous peu.