Fiducia

Depuis son embrigadement par le Concile Blanc dans les rangs shinigami et son affectation à la division des Parle-Esprits, Itsukushima était son lieu de vie. Shinka avait l’habitude de se trouver sur les pontons ; ceux-ci offraient une vue imprenable sur le mont Misen, la baie de Matsushima, ainsi que l’horizon marin à travers le torii flottant. L’île sanctuaire était le lieu idéal pour communier avec la nature ; celle-là protégeait même l’île forteresse par un ingénieux mécanisme orchestré par la mer qui se refermait sur le passage quelques heures par jour. Ainsi, à marée haute, personne ne s’attendait à recevoir des visiteurs…

En théorie, puisque la science avait vite fait de balayer d’un revers de la main toutes les lois édictées par la nature. C’est de la sorte que sa sérénité d’esprit fut perturbée par l’accostage d’une embarcation, véritable prouesse d’ingénierie, avec deux hommes à son bord. Le plus étrange des deux posa pied sur la terre ferme et se présenta comme Officier du Consortium. Comme à son habitude, la présence du Kaiin se faisait silencieuse, presque invisible. Myô-ô Tengen, ce nom ne lui disait rien. Cependant, il serait accueilli à bras ouverts comme tout voyageur ici-bas. Par expérience, Shinka avait pris l’habitude d’apporter une serviette propre aux nouveaux arrivants, mais il semblerait que l’adage disant que les savants n’aiment pas se mouiller fasse état de vérité dans la situation présente.

Il se tint auprès de Mukuge, tel le simple portier qu’il était aux yeux du scientifique qui semblait n’avoir pas vu le jour depuis des lustres. La pâleur de peau — bien que liée à sa pureté d’âme dans son cas — n’était d’ailleurs qu’une des ressemblances physiques perturbantes de Shinka avec cet étranger. Malheureusement, le vertueux qu’il était fuyait son propre reflet, oubliant son propre visage, et portait un masque ; aucun des deux shinigami ne pourrait alors soulever l’exactitude de leurs traits communs. Concernant l’Araiguma, le lien entre la Juukan et le Kaiin n’était plus à établir tant la confiance mutuelle était grande ; il avait déjà visité son monde intérieur, partagé son subconscient.

Nos terres sont difficilement accessibles, encore plus à qui provient des contrées septentrionales. Il est curieux d’entreprendre un tel voyage pour une simple visite de courtoisie, mais n’ayez crainte, nous accueillons quiconque la mer laisse passer.

Enfin, ce n’était pas son cas à proprement parler, mais son point de départ excusait son moyen de transport atypique. Après tout, les scientifiques étaient connus pour être de curieux personnages, malgré leur intelligence indiscutable. Dans son élan d’hospitalité, Shinka pensa que le scientifique allait peut-être s’ennuyer, dans ce havre de paix où seuls le bruit des vagues et le chant des oiseaux perturbent le calme instauré. Curieusement, il ne s’était pas présenté. Il se contentait de rester là, silencieux, serviette inutile dans les mains. Le shinigami masqué semblait ailleurs, mais son aînée pouvait compter sur toute son attention. Il était capable de pressentir la moindre de ses volontés et elle n’aurait qu’à prononcer son nom pour se la voir exaucée ; telle était la nature du lien spirituel les unissant.

Fiducia

Il était vrai qu’il n’avait pas la voix la plus grave ni le physique du mâle le plus fertile, mais cela ne blessait guère l’ego de l’ascète. Jadis, déjà, Hokusai s’adressait à lui de manière familière, ignorant complètement son âge animique ou son niveau d’élévation spirituelle. Toutes les âmes à l’apparence juvénile étaient-elles condamnées à être adressées familièrement, sans le respect qui leur est dû ? Heureusement, l’altruiste s’en fichait complètement.

Le corps n’était que l’enveloppe de l’âme.

L’homme à la chevelure sauvage présenta son acolyte, le conducteur du bateau qui les avait acheminés jusque-là. Il était donc vrai que les inventeurs du Consortium regorgeaient de moyens scientifiques pour défier les lois de la nature. Les Parle-Esprits étaient plus traditionnels, mais ne rejetaient pas complètement l’essor de la science.

Ne vous méprenez pas, nous sommes honorés de recevoir un représentant d’une autre division. Nous faisons tous partie de la même armée, après tout.

Des mots d’hospitalité. Cependant, bien qu’âmes charitables, les Parle-Esprits n’étaient point des bougres. Leur générosité était sans limite, leur pardon également. Des cibles de choix pour une éventuelle traîtrise, dites-vous ? Certainement pas. Leur foi inébranlable n’était pas une preuve de leur crédulité, mais plutôt de leur profonde lucidité.

Malgré tout, il n’était pas question de faire subir un interrogatoire à leurs invités. Ils se mirent bientôt en route, une visite menée par Mukuge que Shinka suivait comme demandé par celle-ci en fermant la marche. Ses deux mains jointes devant lui sous les longues manches de son yukata, il avait l’allure d’un véritable sage monastique. Cette posture témoignait la confiance qu’il accordait en toutes circonstances à ses pairs et en ces lieux, car il semblait vulnérable avec les mains liées de la sorte.

Une confiance qui était encore plus forte envers Mukuge. Loin de toute obligation hiérarchique, Shinka la respectait pour l’élévation spirituelle dont elle avait fait preuve lors de la purification d’une grotte hors du temps, portail vers une autre dimension. Quant au Myō-ō, quelque chose à son sujet semblait le perturber, et ses dires confirmèrent ses croyances. D’un ton malicieux, il proposa qu’on le fouille. C’était ridicule, il devait s’en douter. Le masqué laissa le soin à sa comparse de lui répondre, peu sensible à ce genre d’humour.

Ce n’était pas la première fois que le scientifique foulait des pieds leurs terres. Il était même très proche d’eux, plus que ce qu’ils s’imaginaient. Cela expliquait sans doute pourquoi sa signature spirituelle ne lui était pas totalement étrangère, pour ne pas dire familière ; sans le savoir, leurs chemins s’étaient déjà croisés de nombreuses fois. Ses sens ne le trahissaient jamais, mais il préféra se murer dans le silence, cultivant le mystère sur sa personne.

Fiducia

Étrange personnage. En désaccord avec les mots du dévot, le scientifique semblait sous-entendre que la mutinerie était une hypothèse acceptable. Moqueur il était, presque clownesque, même. Mais il revint rapidement à la raison, complimentant la sérénité profonde des Parle-Esprits qui apaisaient les âmes. Je suppose. Donna-t-il comme seule réponse.

Dans son esprit, il ne voyait toujours pas pourquoi deux shinigamis se causeraient du tort mutuellement. Était-ce ce qu’il s’était passé lors de la Journée Sanglante ? Ce jour fatidique avait vu disparaître le regretté et respecté Sotaicho et ses Dix Capitaines dans des circonstances bien trop floues et abruptes. De même, il avait eu vent de rumeurs de trahison, venant principalement du Troisième Œil. Fallait-il donc se méfier davantage de ses pairs que de ses ennemis communs ? Il médita la question silencieusement en marchant.

Malgré le fait que les deux visiteurs étaient ostensiblement pris en sandwich ;  ce qui traduisait une certaine méfiance — le mouvement avait beau avoir été naturel, il n’était pas anodin — ils avaient apprécié la balade. Durant celle-ci, Mukuge avait pris soin d’éviter certains lieux du temple que les gardiens des Enfers et d’autres trésors ne souhaitaient pas partager. Un égoïsme nécessaire, justement, pour ne pas éveiller la rancœur et les fourberies.

Shinka aurait bien été capable de leur dévoiler tous les secrets du sanctuaire, pensant que la méfiance inspire forcément la défiance, mais il devait s’en tenir à suivre les ordres de ses supérieurs. Il savait que certains de ses mots pouvaient mettre sa consœur dans l’embarras et troubler sa paix intérieure. Lorsque l’homme dont il avait déjà deviné la présence antérieure en ces lieux souleva avec peu de subtilité qu’il avait remarqué ces quelques détours stratégiques, Shinka se tut. Il avait vendu la mèche tout seul, alors le sage n’aurait pas à le faire. Sa présence ici était donc désormais futile et spécieuse.

Sur un ton léger, le Myô-ô proposa de dévoiler également un secret, afin de pouvoir accéder au leur et instaurer une confiance plus étroite entre eux. Malheureusement pour le décoiffé, la curiosité n’était pas le fort de Shinka, au contraire. Bien, dans ce cas permettez-moi de me retirer. C’est bientôt l’heure de la prière, je dois aller me recueillir auprès d’Enma-Daiô. Ainsi, sans plus de cérémonie, le dévotieux vertueux se retira pudiquement.

Une révérence, pendant laquelle le Joukan Myô-ô put entrevoir les traits familiers de son visage sous son masque, puis il avait disparu aussi énigmatiquement qu’il était arrivé.