Nous devons le libérer

Codage par Libella sur Graphiorum

16ème Fable ∙ Floraison
seconde partie

Une gerbe de sang l'éclabousse, se mélangeant à celui qui le couvrait déjà — pour une fois, cependant, ce n'était guère de son fait. L'érubescent élixir de vie s'était infiltré en lui, le glaçant jusqu'aux os avant qu'il ne comprenne de quoi il en retournait ; on le soignait. Il se sentait ragaillardi, et n'eut point à quitter des yeux son adversaire pour deviner que certaines de ses plaies cicatrisaient à toute vitesse. Jamais il n'avait été aussi content de ressentir la douce démangeaison des chairs renouvelées, du miracle de son corps qui se réparait de lui-même pour lui permettre de retourner l'abîmer au combat.

Kishin ne détourna pas son attention du yōkai, quand bien même sa bienfaitrice s'adressait à lui et à sa coéquipière de fortune. Pour seule preuve de sa gratitude, il opinait doucement du chef, sans jamais relâcher la tension qui bandait ses muscles. L'arc qu'il était se tenait prêt à claquer, à libérer la lame de son fourreau avec la force et la vitesse d'un carreau de baliste pour pourfendre le funeste papillon mutilé qui les tenait en joue.

Il le savait, qu'il ne pouvait décemment pas l'affronter seul. C'était la seule chose qui justifiait sa posture défensive, son attentisme inhabituel. Il attendait l'occasion de frapper une seule et unique fois, pour creuser avec véhémence l'entaille de toutes les entailles dans les chairs de l'abomination.

Il était si concentré qu'il ne vit même pas la silencieuse menace qui planait sur eux, à une poignée de pâtés de maison de leur escarmouche ; il ne remarqua pas que l'évacuation des civils était menée d'une main de maître par une autre déesse de la mort, épaulée par sa bienfaitrice à la chevelure immaculée.

Il était si concentré qu'à l'instant où il vit Chōkaiji s'affaisser sous l'emprise du sort de la Parle-Esprit, il s'élança instinctivement, son esprit quiet ne s'encombrant d'aucune pensée superflue. Sa foulée habile le mena aux pieds du yōkai en un éclair.

Sa dextre tira l'arme du fourreau, maintenu par la sénestre. L'acier scintilla en fendant l'air et les chairs viciées du tronc du lépidoptère humanoïde, y marquant le stigmate de la ferveur combattive d'un Kishin transi qui brandissait déjà son zanpakutō aphasique au-dessus de sa tête. Un second coup allait s'abattre comme la foudre sur Chōkaiji, et celui-ci viserait sa tête qui s'offrait désormais à lui.




Alors qu'il s'apprêtait à faire taire une bonne fois pour toutes le monstre qui semblait déjà se libérer de la geôle spirituelle de Ren, Kishin fut figé par l'apparition d'une écrasante énergie spirituelle, affolant son sixième sens à tel point qu'il fut tiré de sa transe guerrière. Déconcentré, il se surprit à regarder dans la direction d'où semblait émaner cette omineuse aura, détournant les yeux de l'ennemi qui était pourtant à quelques centimètres de lui.




Il constata la première explosion, puis le début de l'échauffourée divine qui s'amorçait dans les cieux. Des instants de répit qui permirent à Chōkaiji de se libérer de l'étreinte écarlate qui l'avait maintenue à la merci d'un shinigami autrement moins puissant qu'elle. Mais alors qu'elle s'apprêtait à se venger, à produire ses bulles meurtrières qui n'épargneraient guère un Kishin aussi proche d'elle, elle se rendit compte d'à quel point les entailles profondes qui la parsemaient ralentissaient leur production.

Elle n'eût guère le temps de provoquer ses explosions, qu'une détonation autrement plus violente l'emporta, venant de derrière elle. Le choc l'envoya bouler au travers d'une maison, avec le shinigami qui l'avait talonnée jusque là. Kishin, enseveli, était une victime de choix pour elle ; mais sa raison lui était revenue, maintenant qu'elle était libérée de l'entrave entêtante et de la douleur assourdissante causée par les profondes estafilades que le passeur d'âme avait creusées en elle.

Profitant de la confusion, elle disparut, laissant ses bourreaux autrement moins résistants qu'elle se remettre du choc qui les avait ainsi balayés. Ce n'était que partie remise ; l'Avide avait vu sa cible se faufiler, contrairement à Ren.

Il n'essaya, cependant, même pas de la prendre en chasse. S'il souffrait certes de contusions, et de la présence d'un long morceau de bois fiché dans son flanc, il n'était pourtant pas incapable de la traquer. Pour une fois, il faisait preuve de prudence...

C'était une belle façon de dire qu'il était tout simplement terrifié, tétanisé par la peur.




La brute implacable et assoiffée de sang voyait, au travers du toit éventré de la masure dans laquelle il avait été expulsé, de véritables divinités s'affronter. Au fond de lui, il désirait se mesurer à eux, les pourfendre et éprouver ses limites. Mais il le savait : il serait évincé sans égard, s'il osait s'attaquer à ceux qui avaient provoqué un tel carnage tout en se trouvant si loin d'eux. Sa mine demeurait stoïque, lui qui se targuait de toujours garder la face, de se complaire dans le chaos. Ses entrailles, elles, s'étaient nouées. Au froid qui s'était répandu sur les environs du fait de Calamité, s'ajoutait l'étreinte gelée de la peur primaire, enserrant l'âme elle-même de Kishin.

Il n'entendit pas Ren lui parler, assourdi par les remous de ses émotions, de son for intérieur qui se trouvait pris d'assaut par le doute, la peur et la honte. Son présage de mort lui passa par-dessus la tête, à plus forte raison qu'une voix fort familière venait de quérir son attention déjà limitée.

« Voici la ruine. Tu voulais mourir ; va, ton souhait te sera dûment accordé par l'une de ces divinités allogènes. Ils te tueraient sans même te remarquer. »

Mis face à son insignifiance par l'âme qui partageait son essence, Kishin serra les dents. Il voulait se plaindre, s'indigner, fuir, crier. Mais par dessus tout, il voulait exploser. Même meurtri, il se retrouvait lanciné par les remarques acerbes de celle qui était pourtant l'extension de son esprit, et de son bras. Une flammèche avait rallumé un feu vacillant.

« Tu vas rester là, Kishin ? Tu ne le ressens pas, l'appel du sang et de la mort ? »

Autour de lui, il ne pouvait plus les dénombrer. Les yōkais s'étaient rapprochés du théâtre de ces prémices apocalyptiques, en nombre. La mélodie des cris et des lamentations avait redoublé d'intensité. Les charognes s'approchaient de l'alléchante carcasse qu'était le quartier délaissé, attirées par les énergies gargantuesques qui y avaient fait irruption.

Tout échappait au contrôle de Kishin. Il n'était qu'un spectateur, qu'un figurant au mieux, d'une pièce aussi grandiose que morbide. Il sentait les regards de quelques âmes détournées peser sur lui, y voyant là un repas de choix — un shinigami à terre, quoi de mieux pour ces vulgaires yōkais de basse volée ?

« Vas-y. »

Et comme s'il était lui-même aux ordres de son zanpakutō, qui aurait prononcé sa commande de libération, l'Avide se dressa de toute sa stature. Il ne ressentait plus la douleur, là où la charpente fracturée avait perforé son flanc. Il ne ressentait plus la morsure du froid, qu'il soit spirituel ou dû à ses propres états d'âme. Il n'y avait plus que le feu, la chaleur dévorante qui consumait la raison et se nourrissait de toute sa rage.

Tous les verrous avaient sauté.




Sa lame, qu'il n'avait ni rengainée, ni lâchée sous le choc de la déflagration qui l'avait séparé de Chōkaiji, virevolta avec hargne. Toute la grâce avait disparu de la technique d'épéiste de l'Avide ; il avait pourfendu l'un des petits misérables qui lorgnaient sur sa carcasse échouée quelques instants plus tôt en un coup, déchirant littéralement son masque et son crâne comme s'il avait abattu une batte en travers de son immonde faciès.

Le carnage débuta. Encerclé, il se mit à bondir comme une bête acculée, rendue dix fois plus féroce par l'imminence de la mort ; s'il n'était guère le plus fort, ni le plus rapide, il se déplaçait comme un véritable fauve entre les yōkais, agitant sa lame à bout de bras avec la force du désespoir et de son ire intarissable. Des bras volaient, du sang giclait de partout sur son passage. Il se frayait inconsciemment un chemin vers la source de cette marée de renforts opportunistes, dans le sang et les tripes.

Maintenant qu'il se sentait condamné, il ne voulait qu'une chose : semer la mort comme jamais il ne l'avait fait. Il devait se venger, tuer, se sentir exister en mettant un terme à la « vie » du plus grand nombre de ses ennemis. Il foulait à nouveau les cadavres des autres âmes réincarnées, sans plus de considération que naguère — il n'en avait même plus pour sa propre intégrité, de toute façon.

C'est ainsi déchaîné qu'il surgit de sa ruelle, à quelques mètres à peine d'un Gozen qui venait en aide à son compère enseveli, Gekko. Entouré de yōkais mineurs, qu'il mutilait à coup de tranches frénétiques et acrobatiques, il était littéralement perché sur le dos de l'un des monstres qui essayait désespérément de l'attraper. Il mugit soudainement, en déposant enfin les pieds sur le sol poussiéreux de la grande rue qui liait le quartier pauvre au quartier résidentiel, faisant face au groupuscule d'âmes viciées qui s'approchent de la bâtisse d'où le grand gaillard était en train de tirer son collègue enseveli.

« SI VOUS VOULEZ À CE POINT VOIR MA LAME, QU'IL EN SOIT AINSI... »




Au milieu des cadavres de ses semblables, sous le regard larmoyant de shinigamis résignés et brisés, le monstre s'éveillait et se jetait à corps perdu dans la mêlée pour faire comprendre aux prédateurs masqués à quel point l'appellation de « dieu de la mort » pouvait prendre un sens littéral. Déchaîné, il n'entendait rien d'autre que les pas et les cris de ceux qui essayaient désespérément de l'abattre, empreint d'une transe morbide qui plaçait ses instincts guerriers au centre de tout, aux commandes de son existence qui ne tenait plus qu'à ce seul fil tendu, menaçant de rompre à tout instant.

Rongé par la folie, il n'entendit même pas la révélation qu'il avait pourtant attendue si longtemps — son épée avait de toute façon perdu sa qualité de zanpakutō. À voir comme il s'en servait, il ne s'agissait guère plus que d'une tige d'acier qui s'abattait avec véhémence sur tout ce qui était à sa portée. Restait à savoir si, dans l'éventualité où il survivrait, il ne s'en prendrait pas également aux autres shinigamis...

Résumé: