Deux siècles de torpeur conduisirent le vieux seigneur aux portes de Grand Order. De ce groupe mystique, il n’en avait entendu que des rumeurs idylliques, mais les voix lui avaient soufflé l’idée, et ouvert le chemin jusqu’à cette humble île du Nihon de l’Ouest. Alors, il mit en gage ses dernières possessions, réquisitionna un bateau de pêche capable de traverser la mer intérieure, et déambula jusqu’à bon port dans l’espoir de trouver sa rédemption. Abrité sous une cape aux couleurs de la maison Ishizumi, l’homme circula entre les cahutes des villageois avec une seule volonté : ne pas révéler sa présence.

Malgré son héritage céleste, cette affaire nécessitait la présence des hommes. De son humble grandeur, il devait accomplir l'impossible pour aider les siens, et libérer le monde de ses parasites contre-nature. Si les anges ne pouvaient plus se permettre de sillonner les cieux du Nihon, alors les profanes allaient devoir brandir leurs fourches pour traquer leurs myriades de démons, çà et là. Peut-être cette croisade allait-elle enlever une maudite épine dans le pied du Peuple-Nuit. Peut-être n'était-ce qu'une entreprise irréalisable – mais pourtant ô combien importante dans la résurrection du seigneur.

Par trois fois, il toqua à la porte du quartier général de Grand Order. Ses informations avaient été formelles : un certain « Culte Tellurique » propageaient des récits de magie et de prouesses par le biais du peuple. L'on parlait de bras qui repoussait ; de héros à la force surhumaine, capables de soulever un cheval bien portant d'un seul bras. Ishizumi Shige devait assister à ces faits d'armes de ses propres yeux. Il devait les examiner, puis trancher sur leur authenticité. Car ces « Telluriens » pouvaient aussi bien être les nouveaux humains supérieurs de cette ère moderne, que de vulgaires charlatans.


Même s'il avait les cheveux blancs, il était risqué de parier sur l'âge avancé de l'inconnu. À vue d'œil, il paraissait avoir encaissé une trentaine d'années, voire débordé sur la quarantaine, mais rien de plus. La manière dont il parlait et de se déplaçait avait pourtant un décalage temporel certain. Du moins, il ne semblait pas être un pur Nihonjin, tant son accent et son élocution étaient étranges. En couplant ces faits à sa grande quantité d'énergie spirituelle latente, il y avait de quoi se douter, et craindre le pire.

Cette épopée portait ses fruits. Tous ces sacrifices n'étaient pas vains ; car ils avaient permis au seigneur déchu de rencontrer sa nouvelle étoile : Shirushi Taiken.


Suite à cela, le vieil homme aida son vis-à-vis à se relever, tandis qu'il composa une révérence à son tour. Après avoir perdu son titre, écrasé par les rouages du temps, le noble Ishizumi Shige n'était plus rien. Est-ce que cela pouvait-il changer ?







Le chef du Culte Tellurique invita l'étranger à pénétrer son temple, et commença à improviser une visite guidée jusqu'à ses quartiers. Pendant le trajet, le vieux shogun ne put s'empêcher de promener son regard çà et là, attiré par quelques céramiques décoratives, à la forte valeur historique. Un triste sourire vint se greffer à ses lèvres : l'un de ces trésors lui était très familier. L'Ishizumi se permit de s'en approcher.


Un simple mémento. Un souvenir insignifiant. Une ancre temporelle ayant ravivé un semblant d'humanité dans le for de l'homme, prisonnier pendant plus de deux siècles.


Le visage du vieil homme s'assombrit. À nouveau, son combat trouvait raison. Déjà à l'époque, il avait été contraint de prendre les armes pour garantir l'indépendance de son peuple contre la rage dirigée de ses ennemis : les Ebisu. Mais pas que. Derrière leurs rituels païens, et leurs convocations élémentaires, où le feu et la foudre dansaient de concert, de terribles démons se cachaient. Et cette coalition avait survécu.

Malgré l'obtention de ses souvenirs, Ishizumi Shige baignait encore et toujours dans un miasme flou, une marée de ténèbres opaques, une gueule de bois spirituelle l'empêchant de voir clair. Et si la malédiction de ce shōgiban ne l'avait pas entièrement quitté ?


Pendant une fraction de seconde, le chef du Culte Tellurique put apercevoir, dans le dos de son interlocuteur, de timides ailes éthérées. L'énergie qui se dégagea de ces excroissances lui parut être de la même nature que les fameuses « Reliques » trouvées sur le Nihon. Les créations d'Erberos – Némésis de Făbĕr. Mais qui était le Shogun ?


L'homme paraissait intrigué – c'est le moins que l'on pouvait dire. Qu'allait-il faire, si cette entité malicieuse s'avérait être le responsable de sa déchéance, et de celle de sa lignée ? Était-il capable de venger son sang ? De poursuivre sa croisade ?


Ishizumi Shige abandonna son regard dans le vide. Puis, lorsque son homologue lui tendit le pendentif du Culte Tellurique, Grand Order en devenir, le Shogun rapporta son attention sur le bijou, et le saisit d'une main ferme. Il acceptait volontiers.


Trop tôt... et pourtant, dans les coulisses du Nihon, les forces en place manigançaient.



L'homme croisa le regard de Shirushi Taiken – dans le blanc des yeux.

Ishizumi Shige dégagea une chaîne de son col, qu'il mit en évidence. Au bout de cette chaîne pendait un soleil argenté, sur lequel était gravé un croissant de lune.


Comme une majorité de pratiquants de l'époque, Shige vénérait la figure de la « Mère-Nuit », une entité omnisciente supposée d’avoir envoyé l’Humanité sur l’île de Kyūshū. Elle est la déesse du Soleil, et son royaume est le ciel étoilé. Selon cette religion, tous les empereurs du Nihon, avant l’arrivée du modèle shogunal, à l’aube de l’Humanité, l'auraient eue comme ancêtre. Dans ce sens, il partageait le sang d'Amaterasu.

Le chef du Culte Tellurique déroula la conversation non pas sur ses motivations, mais sur l'impression étrange que dégageait son vis-à-vis. L'énergie que dégageait les objets magiques qu'il avait rassemblé, et notamment celles qu'il avait baptisé « Relique », semblait coller à l'aura du feu Shogun. Afin de creuser ce mystère, Shirushi Taiken apporta son aide à son échelle, en faisant appel à ses connaissances.



La démonstration de pouvoir du Tellurien rendit son homologue perplexe. Comment pouvait-il faire repousser son bras avec une telle aisance ? Ishizumi Shige avait déjà vu ce genre de miracles à l'œuvre, à l'époque. Dans le camp adverse. Au terme de rituels sanglants, païens, et hostiles au pouvoir en place. Mais qui était ce « Taiken » ?

Le vieil homme garda le silence, et dodelina de la tête. Cela devait venir de ces « objets à pouvoir » mentionnés plus tôt. Des legs du passé ; des vestiges de ces deux factions cosmiques jouant sur le Nihon. L'occasion d'emprunter les pouvoirs de ses anciens Némésis pour les retourner contre eux. Ou, comme les hérauts célestes lui avaient jadis soufflé avant de l'investir au combat : combattre le feu par le feu.


L'ancien Shogun saisit la Relique qui lui tendit son camarade, et avala chaque information que celui-ci lui donnait. Ainsi, ces «  Master’s Gauntlets » permettait d'utiliser des fils de « Reishi » pour contrôler autre chose – ou autrui. Cela ne manqua pas de lui rappeler le talent de certains anges invisibles, ayant entraîné ses troupes sur le champ de bataille. Devant tant d'informations, ces objets à pouvoir commencèrent à s'éclaircir dans l'esprit de Shige. Ni bons, ni mauvais ; ni chauds, ni froids ; seulement des outils que tout humain supérieur, ou « héros », pouvait contrôler à son escient.


Le visage de l'Ishizumi se crispa. Le souvenir qu'il essayait de déterrer restait hélas hors de portée. Pourtant, il ouvrit sa paume, et posa sa main sur un meuble à côté de lui, forçant son corps à manifester son pouvoir latent.


La table se désagrégea soudain sous la prise de l'Enfant-Nuit. De fines particules azurées, d'une haute teneur spirituelle, habilla la peau de l'ancien souverain, tandis que davantage de bois était réduit en poussière. Du Reishi. Dans les mains d'un simple humain.



Les humains – des créations hybrides de deux forces antagonistes. Les héros – des humains ayant suffisamment hérité de la puissance de leurs créateurs pour se libérer de leur joug insidieux. Des généraux de leurs armées respectives dans la conquête de la vaste archipel du Nihon. Des protagonistes ayant le don de pouvoir réécrire leur destinée.

L'ancien Shogun contempla l'offrande des Telluriens pendant de longues secondes. Ces gantelets, qui avaient été nommés « Master’s Gauntlets » par les hôtes du Culte Tellurique, avaient intrigué le vieil homme au point de lui faire germer une théorie en lui : et si son rapport aux hérauts célestes lui permettait d'en harnacher le pouvoir ? Après un temps d'hésitation – sa paume survolant ces protections magiques comme le voyageur réchaufferait sa main au-dessus d'un feu – Ishizumi Shige finit par poser sa dextre


Une vive déception s'empara de l'homme. Même s'il y avait un lien puissant entre la Relique et sa nature atypique, le seigneur déchu ne semblait avoir aucun contrôle sur son pouvoir. Néanmoins, il sentit qu'il était à un doigt d'en effleurer ses secrets.


Le dernier membre connu de la lignée Ishizumi contempla la paume de sa main, et y perdit son regard. Qui était-il ? Pourquoi avait-il acquis ce genre d'artifice ? Était-ce de la foi ? ou autre chose encore ? Les interrogations se succédèrent, mais aucune réponse valable ne parvint à l'esprit de l'homme. Ça n'était qu'un humain comme les autres. Un souverain, certes, dont la famille était protégé par les anges d'Amaterasu, mais un humain tout de même. Peut-être avait-il reçu la bénédiction de la Mère de l'Humanité ?



Ishizumi Shige rendit la paire de gantelets à son propriétaire, une légère moue déceptive sur le visage. Les secrets de sa nature sacrée allaient demeurer encore quelques jours – la Relique avait hélas failli à réveiller de précieux souvenirs en lui.