Ces derniers temps, sa vocation de shinigami prenait le pas sur ses aspirations à perfectionner son jeu d’acteur de kabuki. Parfois, il se demandait, par simple curiosité, si le temps d’une vie humaine aurait suffi à contenter ce pan de son existence ; s’il pouvait s’estimer heureux d’être né-âme. Car nombreuses étaient les pièces dont il ne connaissait pas les histoires, le temps d’une vie ne suffirait pas à déceler tous les secrets de cet art séculaire.

Ce n’était pas la première fois qu’il foulait des pieds cette région verdoyante. L’île de Kyûshû était sauvage, et offrait des paysages aux décors jurassiques. Mais s’il est admis que toutes les jungles sont stupéfiantes, elles sont également caractérisées par leur hostilité. Territoire inhospitalier, — doux paradoxe pour ces terres qui abritent l’unique hôpital du Nihon — autrefois redouté, était aujourd’hui apprécié à sa juste valeur. Shinka n’avait pas un cœur de voyageur, préférant le confort de la familiarité de ses terres aux étrangères. L’air d’ici a une senteur toute particulière…

Mais tout cela n’avait plus d’importance.

Zuko, le serpent qui l’accompagnait partout depuis son retour dans sa province natale de Tottori, était dans son élément. Les vastes étendues de nature sauvage de la sorte étaient son terrain de jeu, et même de chasse avant qu’il ne soit domestiqué par la simple présence accueillante du communié ; le but premier de ce pèlerinage qu’il avait entrepris à la mort de l’hiver, également naissance du printemps. Il n’était pas rare pour les Parle-Esprits de cette région d’avoir un rapport éveillé à la nature, une connexion intime à la terre et aux esprits animaliers et végétaux.

Son compagnon serpentin avait réussi à attiser la curiosité de ses pairs, les liens avaient ainsi été plus faciles à nouer, d’autant plus qu’aucun danger de taille ne s’était mis en travers de leur route. Quel dommage… Seiryûrô, lui, rentrait bredouille de n’avoir rien eu à se mettre sous la dent. Si l’Officier Minamoto Yoshiro tenait le rôle de chef d’escouade, le groupe pouvait également compter sur la présence de l’Officier Fumetsu.

Si le calme platonique du Parle-Esprit ne choque pas, quelque chose d’étrange, cependant, se remarque chez la Membre de la Corneille ; shinigami reconnus pour leur spontanéité et leur enthousiasme, que ce soit dans la branche journalistique ou commerciale. Comme le démontre l’extraversion de l’Officier du Consortium, scientifiques généralement socialement inadaptés — à l’instar des Marche-Failles, les clichés ont ici la peau fine. Shinka, lui, arborait toujours un rictus à la fois bienveillant et malicieux, perçu différemment selon la personne.

Le sourire séraphique de Tenshi contrastait avec la profonde tristesse de Neiri. Si la Panacée guérissait les maux du corps, les Parle-Esprits guérissaient l’âme. En cette qualité, il avait senti l’amertume la fillette, sans toutefois pouvoir l’apaiser. La perte d’êtres chers était un mal éternel, comme un feu inextinguible au fond de l’âme. Seule l’élévation spirituelle, à travers la méditation, permettait de chasser toute pensée douloureuse de l’esprit.

Alors qu’ils se trouvaient bientôt au pied du mont Aso, ils virent au loin une scène qui semblait irréelle, presque illusoire : une silhouette shinigami venait de pénétrer la roche. Instinctivement, tous furent intrigués au sein du groupe et Neiri comme Tenshi décidèrent de suivre l’inconnu ; aucun ne reconnaissait sa signature spirituelle. Shinka laissa chacun décider pour soi-même et se mouvoir librement. En réalité, il n’avait pas eu le temps de réagir que les esprits vifs s’étaient jetés dans la gueule du loup. Lui, resta immobile devant le mur de pierre en regardant ses pairs traverser la matière comme si elle n’existait pas. Alors, tu te décides le mollasson ?! S’impatienta Seiryûrô qui semblait piqué par la même curiosité.

La dernière grotte chargée d’énergie spirituelle qu’il avait profanée s’était retrouvée piégée par le gel. Alors, il se demandait s’ils ne faisaient pas erreur à nouveau ? Si tu y tiens vraiment… Il y avait aussi le fait que le mont Aso n’était pas tout-à-fait une montagne comme les autres. La roche y était chaude, et elle semblait s’étendre sur la végétation comme pour la manger. Cette chaleur donnait naissance aux sources thermales naturelles des alentours. … Tu n’as qu’à y aller. Répondit-il sagement à la provocation de l’esprit scellé dans son sabre.

Ainsi, de la lame de son katana, le dragon azuré prit forme. D’une taille intermédiaire, son regard restait néanmoins aussi menaçant que ses paroles. Pas la peine de me le dire deux fois. Froidement, le “grand” dragon tournoya autour du shinigami puis traversa la paroi illusoire. Seiryûrô, le dragon geôlier découvrit alors le grand tunnel incrusté dans la roche. Têtu et irréfléchi, il avança dans le but d’en voir le bout. Laissez passer la créature céleste que je suis, manants. Méprisa-t-il les deux shinigami en passant au-dessus d’eux.

De l’autre côté, Shinka qui était resté passif, mains dans les manches, s’adressa au Joukan Minamoto Yoshiro. Je suis navré, je ne pouvais pas laisser nos camarades s’aventurer dans un potentiel piège seuls, c’est pourquoi j’ai envoyé Seiryûrô en éclaireur. Cela dit, je pense qu’il serait plus sage que je me tienne ici, au moins le temps de m’assurer que le passage ne se referme pas derrière vous. Proposa-t-il.

Résumé:

L’esprit draconique serpenta dans les airs à travers le couloir qui lui semblait interminable. Les vives flammes bleues naissant sur son passage pour l’éclairer. Malgré ce feu grégeois, il n’eut pas peur de foncer vers l’inconnu, qui se trouvait devant lui. Devançant légèrement le Joukan Fumetsu et la Kaiin Hashiba, il atteignit la silhouette de taille humaine avant ceux-ci. Ce couloir, suivi d’une salle circulaire gardée par six statues de pierre, avait été sculpté au cœur du mont Aso, taillé à même la pierre. Cela ressemble aux récifs coralliens que l’on peut trouver sous la mer… Certaines proies se cachent dans leurs cavités.

Se retournant pour lui faire face, il se retrouve nez-à-nez avec un visage familier. La meilleure façon de marquer l’esprit de Seiryûrô était de le défier, et c’était justement ce qu’avait fait — indirectement — le présent shinigami. Panacéen, tu as su m’impressionner lors de notre rencontre à la capitale. Cependant, imiter la danse du vent et de la pluie ne suffit pas pour gagner face à moi. Quoi qu’il en soit, c’est toujours agréable de retrouver les adversaires que j’ai écrasés. Compétition amicale ou pas, l’esprit vantard ne faisait pas la différence. Il s’attribuait tous les lauriers. Fort heureusement, Leo était incapable de le comprendre.

Tournoyant amicalement autour du médecin, le dragon céruléen fut bientôt rejoint par les deux autres shinigami engagés dans le tunnel. Par chance à nouveau, Fumetsu Tenshi, l’autre shinigami mis à l’épreuve — et seul autre vainqueur — ne comprenait pas non plus sa langue. Seule la petite Hashiba Neiri le pouvait. À moins qu’elle ne traduise, il ne pourrait pas se faire comprendre. Peu importe, puisqu’il n’appréciait pas les discussions interminables. Abrégez. S’enquit-il d’ailleurs de presser ses camarades dont le groupe venait de s’agrandir.

Se rapprochant pour faire face à Hashiba Neiri, il prit un ton menaçant. Ne laisse pas quelconque chagrin se mettre en travers de tes devoirs de shinigami, jeune fille. Seiryûrô détestait la faiblesse, et préférait prévenir celle-ci. Qui sait ce qu’ils découvriraient au bout du tunnel… ? Cela titillait sa curiosité et son caractère violent.

Lorsqu’ils atteignirent enfin la salle circulaire, le dragon fut surpris par la présence des statues qui gardaient les lieux. Est-ce une sorte de culte… ? C’était intriguant, pour sûr. Ou alors une arène souterraine… Voilà qui me plaît fort… Il y avait des chances qu’il trouve enfin quelque chose à se mettre sous les dents. Se pourrait-il que ces dieux de la mort soient des champions d’arène ? Se demanda-t-il en tournoyant autour des statues.

Manifestement, Seiryûrô ne connaissait rien de la dixième division, la Panacée. Car, pour les autres, notamment la Plume et le Céleste, le shinigami représenté par la sculpture de gauche n’était pas méconnu. En effet, l’ex-Capitaine s’était éteint lors de la Journée Sanglante, mais les autres statues n’étaient pas à l’effigie des anciens capitaines. Cela voudrait dire que cet endroit avait sûrement été construit avant leur disparition… Voilà qui est fort décevant. Fort dépourvu, le dragon se désintéresse rapidement.

Ayant fait office d’éclaireur malgré lui, il avertit mentalement son maître qui était resté en retrait pour faire le guet, de l’absence de danger au bout du tunnel. Bien. Puisque tout danger est écarté, je vais donc les rejoindre. Ils pourraient avoir besoin de mon aide. Après tout, l’Officier Minamoto connaît notre position. Et, quoi qu’il arrive, Mukuge pourrait toujours retrouver sa trace, tout comme lui savait en permanence où elle se trouvait.

À ces mots, il traversa à son tour la paroi rocheuse pour rejoindre le tunnel. En s’engageant dans celui-ci, il se rendit compte, à la lumière des torches, de sa profondeur. Dans la pénombre, sa démarche calme et patiente peinait à rattraper son retard, ses geta frappant le sol dans un rythme lancinant qui ne trahissait étrangement rien de sa présence.

L’esprit draconique était libre depuis trop longtemps. Son maître voulut le rappeler avant qu’il n’importune davantage ses confrères et ne sème la confusion sur sa provenance, mais celui-ci sembla tenter de fuir. Cependant, il fut forcé de s’arrêter au bout du couloir lorsqu’il aperçut un nouveau groupe de shinigami venu en renfort. Immédiatement, il reconnut Izumi, un autre Parle-Esprit qu’il côtoyait souvent. Ce dernier pourrait aussi le reconnaître, et ainsi se faire guider par la créature spiritique jusqu’à son maître.

Ce dernier, toujours en présence de Leo, ne put s’empêcher de remarquer sa tristesse et son chagrin. Dans le silence, il s’était recueilli auprès de la statue de son capitaine disparu. Les êtres que nous avons perdus ne disparaissent jamais vraiment, comme le veut le cycle des âmes. Nous autres Parle-Esprits travaillons à la compréhension du Havre où résident les esprits défunts. Il se pourrait qu’un jour nous réussissions à retrouver les Dix Capitaines du Goteijûtai et à communiquer avec eux…

Il avait ainsi tenté de le réconforter. Nul doute qu’une telle découverte permettrait d’apaiser l’âme de nombreux shinigami confus et meurtris par le mystère planant sur leur disparition lors de la Journée Sanglante. Mais, dans l’immédiat, il fallait se recentrer sur leur tâche principale : comprendre ce qu’il se tramait dans les entrailles du mont Aso, quel était donc cet endroit ? La voix artificielle fut surprenante. Il ne faisait à présent nul doute que ce lieu était doté d’une technologie avant-gardiste tout à fait remarquable.

Alors que la voix annonçait l’approche des trente pourcent, Shinka remarqua la lueur émise par les trois premiers glyphes. De toute évidence, ceux-ci indiquaient la progression du processus en cours. Évidemment, le Parle-Esprit n’était pas un scientifique en mesure de vérifier mathématiquement que sa théorie était juste, mais il avait bien l’intuition que cette cavité se nourrissait de l’énergie spirituelle environnante et l’utilisait comme source d’énergie. Je comptais suivre les ordres de notre supérieur et ne pas prendre de risque inconsidéré, mais comme vous pouvez le sentir, des renforts seront bientôt là.

S’expliquant à Leo, il s’approcha du prochain glyphe à s’illuminer — logiquement — entre deux statues de marbre. Quelque chose cloche… Le mécanisme peine peut-être à drainer notre énergie, peut-être qu’en y insufflant volontairement la mienne, le processus accélèrera. Cela nous permettrait de mieux comprendre son fonctionnement. S’accroupissant, il posa une main sur le glyphe en question, l’analysant visuellement avant de caresser sa surface, index et majeur réunis, tout en dessinant la rune du Kagi dessus.

Main divine blanche, pourvue de salut, enferme-les dans un cercueil frais et limpide.
Kaidō n°38 : Ryūzenkou