Le voyage fut si long. Sans Senkaimon, ni moyen de déplacement miraculeux, il est nécessaire de parcourir les monts et vallées de l'archipel du Nihon, se reposant à des endroits stratégiques pour méditer quelques minutes, avant de repartir de plus bel. La tare de toutes les entités spirituelles qui, par faute de mieux, doivent se plier au quotidien des mortels. En ce monde tiraillé par les cicatrices du passé, il existe des temples, épargnés par l'influence néfaste des yōkai, offrant le gîte aux voyageurs exténués. Des autels rendant parfois hommage à des esprits farceurs ; des sanctuaires investis de multiples effigies de la Mère-Nuit pour chasser le mal de la terre. Mais ce temple-là n'était pas comme les autres. Avant même d'y poser un pied, tu ne sentais rien de particulier. Aucune énergie spirituelle n'émane de cette cachette atypique. La structure est chaotique ; délabrée. Tout semble en apesanteur. Une bulle temporelle que l'on a arraché aux acteurs du passé, avant de l'offrir à ton destin pour garantir ton repos bien mérité. Pourtant, lorsque tu franchis le palier du temple, une silhouette obscure te dévisagea.


Devant toi, un shōgiban (将棋盤, plateau d'échecs japonais) vide, sans aucune pièce ; et derrière lui, l'âme qui y est liée. Assis en tailleur, les mains posées sur ses hanches, l'esprit patiente. Il ne dégage aucune aura maléfique, ni plaintive ; ce n'est qu'une âme errante, invisible, ancrée à ce temple abandonné depuis des temps immémoriaux. Au vu de ses atours, d'une simplicité aberrante, tu te doutes qu'il vient d'un tout autre monde. Ou plutôt, d'une toute autre ère.


Tu n'as pas eu le temps de séparer les fils de ce pêle-mêle, que l'étrange personnage te hèle déjà. Devant le fait accompli, le silence retrouve sa couronne, et tu as toute l'éternité pour composer ta réponse. À gauche du shōgiban, un socle de laiton attire ton regard, dont les bords dessinent la forme d'une main. Au niveau de la paume, une partie sphérique jure avec le reste. Tu n'es pas particulièrement à l'aise avec la science, mais tu jurerais qu'un mécanisme se trame derrière.

Dans l’ombrage de l’empyrée céleste veillait le Kami Destinée. Maître des Facéties et du royaume onirique, la déité jurait avec le reste de ses pairs ; ce mécène parmi les mécènes liait les âmes valeureuses entre elles et modelait le futur selon ses desseins. Ouverture. Le Parque dévoila à son assemblée l’un de ses Généraux d’Or. Une partie de shogi à taille humaine ; voilà ce que représentait l’Humanité pour ces entités cosmiques.

Adepte de la Voie des Kami, le dévot s’abandonnait à la nature. Une osmose cathartique pansant les stigmates d’un passé sulfureux. Être uni dans le grand Tout. Créature parmi la Création. La foi comme étendard, le fauve se savait épier par le regard de son Créateur… et la proximité des temples apaisait son âme. Éreinté par la traversé des provinces frontalières, les sanctuaires à l'effigie d’Amaterasu offraient un gite inviolable. Nulle âme viciée n’osait s’approcher de ces balises de foi.

Le félin s’arrêta devant l’antique pyrée et laissa sa patte caresser la bâtisse.

Une ressouvenance martela l’intérieur de sa boîte crânienne, au point où il dut se retenir de ne pas choir. Une femme. Sa femme. Dans ses bras. Le sourire aux lèvres. Le visage humecté de sang. Un sabre enfoncé dans l’abdomen. Un monde en feu et en sang. La chaleur d’une main qui chassait une larme. Un secret susurré. Pour la première fois depuis sa seconde naissance, un fragment de sa vie d’Ebisu s’étala sous ses yeux. Le poing comprimé à l’évocation des termes échangés, Nekomata chassa l’illusion.

Le courroux s'effaça au profit d’une magnanimité infinie à la vue du Jibakurei.

Geta ôtées. Un fantôme hanté par les maux du passé. L’ironie du sort arracha un sourire au noble. Deux âmes punies à vie pour leurs méfaits. Jouons, Jibakurei. La crinière rousse s’assit, en tailleur, face à son hôte. Une œillade se déporta sur le mécanisme. Les Kami ont entendu votre appel. Sa tête s'affaissa en guise de respect. La présence du masque - un apparat propre au yokai - ne l’effrayait point. Ôté de cette malédiction, une nouvelle vie vous attend. Index et majeur se levèrent pour mimer le chiffre deux. Arpenter ce monde, en étant libre, sous l’autorité du monde spirituel et traquer l’auteur de cette malédiction. Le premier choix. Vous excusez de cette terre viciée qui vous a retenue depuis des siècles et rejoindre le Havre des Esprits pour y vivre en paix. Le second. Au vu des atours du prisonnier, il était peu probable que l’évocation du Seireitei ne lui parle. Une information qui devra être glanée, si le désir se ressentait. Comment une âme séculaire, douée d’une élocution à faire pâlir les érudits thésauriseur de savoir, se retrouve piégée pour l'éternité ? Une déformation professionnelle.

Les courbures de sa paume embrassèrent le socle de laiton pour lier sa vie au shogiban.

Une vive douleur te déchire la main. Au moment où tu as posé ta paume sur le mécanisme, celui-ci s'est enclenché dans la demi-seconde, laissant poindre un pic acéré pour t'empaler de part en part. Tes réflexes ne t'ont été d'aucune utilité pour échapper au mal. Après avoir été pris au dépourvu, même, tu doutes encore de tes capacités pour t'enfuir de la gueule du serpent. À quel point cette excroissance, fait d'un matériau que tu n'as jamais vu, est-elle trompeuse ? Le piège est-il destiné à se complexifier davantage ? Alors que ton songes se bousculent en ton for intérieur, ton sixième sens repère un drôle de chaos au plus profond de toi. Subrepticement, le shogiban aspire ton énergie spirituelle : assez pour façonner des pièces de ton côté du terrain.


Face à toi, la créature reprend vie. Malgré ton handicap, tu contemples avec brio l'énergie spirituelle de ton interlocuteur. Jusqu'alors muselée, étouffée, tu sembles entrevoir une brève flammèche de vie. Mais ce n'est pas le jalon le plus criard de vérité. Assis devant l'homme, tu n'as aucun problème à plonger ton regard dans le sien. Derrière ce masque démoniaque se cache deux billes assurément humaines, emplies de détresse, et d'émotions conflictuelles.

Les pièces de ton adversaire se matérialisent à leur tour. Le Roi s'entoure de ses deux Généraux d'Or, eux mêmes conseillés par leurs Officiers d'Argent. De part et d'autre du champ de bataille, Cavaliers et Lanciers s'apprêtent à partir au combat, derrière une ligne grandiose de Soldats désirant faire couler le sang. Enfin, Tour et Fou surplombent la colline, pièces maîtresses d'un jeu dont tu connais parfaitement les règles. Mais à quoi rime toute cette mise en scène ?


Tu te doutes qu'il n'en sait pas plus que toi. Un syndrome familier, qui affecte chaque âme attirée par l'ancre spirituelle du Seireitei. L'âme qu'il représente a certainement dû perdre toute sa mémoire en quittant son enveloppe charnelle. Il n'a aucune Chaîne du Karma, après tout. Une pensée t'aiguillonne soudain : a-t-il transité après, ou avant la création de la Soul Society ?

Une partie et quelle partie...

Après les quelques mots du spectre, le silence s’installait dans la pièce. Une bataille psychologique. Le maudit disposait de maigres connaissances dans le domaine des guerres de plateau. Plusieurs failles ; l’absence de château pour son roi, des échanges perdants offrant et bien d’autres écueils. Dès les premiers coups, le fauve dominait son vis-à-vis au travers d’une ouverture aussi simpliste que fatale, le château Yagura. Une manière de protéger son point faible au travers d’une muraille impénétrable. Les Généraux occupant la principale source de protection.

Les troupes de l’Assassin supprimaient toute tentative de pénétration de la part des forces ennemies. Et, malgré la résurgence de maux de têtes antérieurs à sa mort provoquant des parachutages au mieux perdants au pire inutiles, la victoire s’offrait d’ores et déjà à lui. Son fou se promut en dragon infernal traquant la moindre proie à sa portée pour au final se stabiliser derrière les rangs ennemis. L’esprit perdit ses principales forces. La victoire reposait sur une poignée de coups savamment pensés.

Par deux fois, Nobunaga omit la position de son dragon. Par deux fois, il put arracher la victoire de ses crocs sanguinolents. Hélas, le destin ne voulait pas voir le félidé triompher du martyr. Un ōte-zume mit fin à la partie. L’âme solitaire désabusée et se sentant perdue réussit à remporter la bataille. D’un point de vue externe, tout portait à croire que le Shinigami l’avait laissé gagner ; mettre en déroute ses offensives étaient d’une simplicité sans nom. Intérieurement, Hideyoshi connaissait la vérité. Un surplus de confiance mêlé à un brin d'attention l’avait eu. Il s’était reposé sur ses lauriers et perdit la face uniquement pour cela.

Une défaite et quelle défaite…

Les crocs serrés, avaler cette défaite était trop pour son ego démesuré. Affaibli par l'énergie spirituelle perdue à chaque perte, proposer une revanche s'avérait impossible. Le mérite de gagner n'égale en rien une victoire ; une leçon à jamais inscrite dans sa psyché. Qu’importe les résultats de cette déchéance, il les acceptait. Vous voilà libre, Jibakurei. En paix avec lui-même, il accepta sa faillibilité.

Ton séant se greffe au siège du shogiban. Malgré ton avance considérable, témoin d'une maîtrise admirable des échecs, la défaite te coupe l'herbe sous le pied, et plus encore. Lorsque ton roi de jade est finalement dominé, ton cœur manque un battement. Avant de reprendre, ton sixième sens t'offre un pressentiment horrible : un parasite pernicieux triture tes souvenirs.


Le regard de ton interlocuteur bascule de l'incompréhension à la frayeur. Il vient de réaliser le triste sort qu'il vient de te léguer. Derrière son masque, tu devines une moue d'effroi, la voix scellée à cause de cet énième crime qu'il laisse au monde. Tu le sais : l'homme est bon.


L'esprit se lève d'un bond. Paniqué, abruti par l'adrénaline, il ne semble pas remarquer tout l'exploit qu'il est en train d'accomplir. Son aura spectrale s'envole ; elle vient te revêtir subrepticement. Tandis que les pièces de jeu de l'homme retournent en son for intérieur, les tiennes se greffent au plateau, véritables ancres. À chaque lancier, chaque général, chaque cavalier, chaque pion, ton amnésie s'empire. Si tu étais en pleine possession de tes moyens lorsque tu as posé ta main sur ce socle en laiton, tu peines dorénavant à saisir tout le contexte de la scène. Depuis quand vis-tu dans cet endroit désolé ? Est-ce que cela fait trente minutes ? Ou trois siècles ? Les cycles passent devant toi, et tu n'entends qu'un silence éternel. Aucune voix. Aucune promesse. Aucun espoir. Seulement la dure réalité de ta condition, devenue précaire.


Qui est cet homme, devant toi ? Quand est-ce qu'il a débarqué dans ton temple ? Tu meurs d'une envie de l'accueillir dans ton royaume. Tu ne sais plus à quand remonte la dernière fois que tu as contemplé un visage fraternel. Derrière ton shogiban, tu le vois ôter un étrange masque, dévoilant un faciès tanné par le temps. À vue de nez, il doit avoir une quarantaine d'années. Quel âge as-tu, d'ailleurs ? Face à cette énième interrogation, tes pensées se musèlent d'elles-mêmes.


Ton interlocuteur semble triste. Bien qu'il n'y ait aucune larme, tu cernes cette lueur fragile, dans son regard, qui trahit sa véritable émotion. Un comportement étrange – tu ne l'as jamais vu.


Ses paroles n'ont aucun sens. Au fond de toi, une petite voix t'ordonne de hocher la tête. Tu ne sais pas si c'est ta conscience, ton instinct, ou quelque chose de plus spirituel encore, mais ton devoir est d'inviter cette personne à s'installer à ton shogiban. Tel le Sphinx que tu es devenu, ton but existentiel s'impose en maître à tout ce qui te composait, et te compose maintenant.


Ton partenaire énigmatique ferme le poing à s'en briser les phalanges. Tu y vois de la colère, sans la ressentir, ni la comprendre. Ces sentiments te sont... si lointains. Dans son dos, d'étranges excroissances luminescentes se dévoilent face à ton incompréhension générale. Seraient-ce... des ailes ? Des ailes, peut-être, oui. Brillantes – comme un millier d'étoiles.


Alors, il dépose trois feuilles manuscrites devant toi... puis s'en va. Sans s'asseoir à ta table, ni croiser ton regard une dernière fois. Hélas, tu ne peux rien faire pour l'en empêcher. Tu n'en as jamais eu la possibilité. Seules ces lettres te portent compagnie, à présent. Ces jalons historiques. Ces fragments d'humanité. Le visage de ce parfait inconnu se glisse une place dans le néant qu'est ton esprit, directement lié à ces parchemins. En qualité de Sphinx, tu désires les protéger. Et tu le feras. Ad vitam aeternam. Jusqu'à l'arrivée du prochain visiteur...

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